Terre de Beauce 1
Extraits de la préface Terre de Beauce
René Etiemble †
Depuis que Daniel-Henri Feuillade m’a confié son album de photos intitulé TERRE DE BEAUCE, force m’est de me rappeler qu’en dépit de tout ce qui la rendait repoussante au mainiau imprégné de souvenirs bocagers, la Beauce a des beautés, les siennes, aux deux sens ici du mot: celles de la Beauce, celles qu’a su en extraire, en isoler, en exalter le photographe. Poésie, en vérité, ces trois premières images où une pellicule, puis une mince couche de neige animent les discrets reliefs du labourage. Eden, en vérité, les deux photos suivantes, un poétique épouvantail: homme noir; les deux bras ballants, à peine plus noir que la terre labourée qu’il protégera plus tard. Poésie encore: sur cette terre d’encre de Chine et sur un ciel gris que je ne connais que trop, ce bosquet, l’un des rares qui subsistent en ces parages car, depuis mon arrivée au hameau de Vigny, j’ai vu, peu à peu d’abord, puis de plus en plus vite, disparaître les boqueteaux où voilà une trentaine d’années pouvait encore s’abriter le gibier de poil et de plume.
Tous n’ont pas encore été déracinés:
au coin d’un mur, voici sept troncs dénudés, c’est l’hiver ou le tout début du printemps; dernier défi de la nature naturelle, avant qu’elle ne soit ratiboisée. Malgré tout, bien vieux, bien branchu, abondamment feuillu, voici jaillir d’un champ de blé, paradoxal, un arbre vrai; un arbre pour de bon. Un miracle ! A défaut d’arbre, voici ailleurs, s’ériger sur un large pan de Beauce un pylône dont je me demande s’il annonce une future ligne électrique,ou si c’en est un résidu.
Deux humbles églises rappelleront à point nommé que le Beauceron, ne pensant guère, pense bien. Ce que manifeste, avec l’éclat du soleil sur de la neige travaillée par les roues des tracteurs, un gracieux crucifix, auquel fait pendant, la terre n’ayant pas moins besoin d’eau que de labour, dominant la platitude, une colonne qui s’évase; non, rassurez vous: ce n’est point le début d’une centrale atomique: simple et modeste château d’eau. Gracieux, quelques gros plans de labour, certains gardant l’itinéraire des tracteurs, une plaine fleurie des feuilles du maïs récolté.
Dans ce type de paysage, l’arbre survit parfois, mais très difficilement: en vain j’ai supplié un riche propriétaire de ne pas abattre un beau noyer, centenaire peut-être, et pour ce, devenu stérile. Tout arbre qui ne rapporte point, à bas ! Abattu, il pourra, selon sa nature, être vendu pour être distribué en planches ou pour chauffer notre cheminée à l’ancienne. C’est pourquoi sans doute je le contemple, ému, heureux. Entre ciel et terre, si je discerne une rangée d’arbres, un rien de réflexion m’impose d’identifier non plus l’arbre choisi, aimé avec délectation, mais le tracé d’une route. Seule exception: branchu, feuillu, un beau gros arbre subsiste au bord d’un champ de blé aux épis bientôt mûrs. Mais pour combien d’années ?
Tel pourtant l’art du vrai photographe:
que d’un décor quasiment uniforme pour le profane, il sache faire surgir et imposer son crucifix, son arbre isolé, son château d’eau solitaire, l’épouvantail, d’abondants cumulo-nimbus un triangle où alternativement le noir de la terre et le blanc de la neige se rejoignent à l’infini en triangle isocèle, développant, au sens général et au sens photographique du terme, des images, de très belles images de cette terre ingrate pour ceux dont je fus pour qui la nature se manifeste vigoureusement dans le bocage, les forêts, les vagues de sable du désert, ou les abrupts de la haute montagne (dire qu’en plaine Beauce, j’ai gardé pieusement mon piolet de grimpeur !).
Mais voici que grâce à l’œil expert et vigilant de Daniel-Henri Feuillade, la poésie tout soudain s’enrichit de paysages poétiques, cette neige d’où l’on dirait que s’efforcent d’émerger les terres labourées; ailleurs, de la neige, peu épaisse, mais enfin ! de la vrai neige (depuis plusieurs années, hélas, bien trop avare de soi), des champs de blé drossés par un vent léger et sur lesquels d’épais cumulus vont bientôt déverser leur pluie (hélas, depuis un an, c’est l’anticyclone qui règne, tyrannique). Mais voici l’œil du photographe qui se transforme en géomètre, découpe dans cette apparemment identiquement désespérante platitude des formes géométriques, où la blancheur neigeuse devient d’autant plus présente qu’elle est traversée de la croix noirâtre d’une route et d’un chemin, cependant qu’au fond, tout là-bas, sur toute la moitié droite de l’image, s’érigent, intenses, deux haies noires.
Note
La série est composé de 60 photographies noir et Blanc 20×30 cm
Plus d’un important fond d’ archive couleur et noir et blanc